Mensonges arméniennes: Merci de laisser l’histoire aux historiens

  01 Juin 2016    Lu: 2834
Mensonges arméniennes: Merci de laisser l’histoire aux historiens
Nous publions la version française de la tribune écrite par l’historien Maxime Gauin dans Daily Sabah sur les derniers développements de la question arménienne (tribune qui est aussi parue en allemand).
Les commémorations, à Erevan, du « génocide arménien », ont confirmé que le gouvernement arménien se trouve dans une situation difficile. En effet, après sa défaite devant la Cour européenne des droits de l’homme (Perinçek c. Suisse), il tente d’attirer l’attention en distribuant des prix qui sont sans rapports avec la tragédie de 1915-1916, et avec des artistes qui n’ont aucune compétence pour trancher des questions historiques. De même, à Paris, le Conseil de coordination des associations arméniennes de France (Jean-Marc « Ara » Toranian et Mourad Franck Papazian) n’a pu accueillir, pour le 24 avril, aucun orateur de rang supérieur à celui du secrétaire d’État aux Affaires européennes, Harlem Désir.

Or, en Allemagne, certains politiciens tentent de renverser la position prise par Berlin au début de 2015. En effet, à cette époque, le gouvernement allemand avait explicitement refusé de cautionner l’accusation de « génocide arménien », car il n’existe aucun verdict en ce sens, rendu par une juridiction internationale. Sans surprise, cette déclaration a mis en fureur ceux qui pensent que les questions touchant à l’histoire des Turcs et des Arméniens doivent être tranchées par des gens qui sont pour la plupart incapables de placer Erzurum ou Bitlis (deux villes turques, en Anatolie orientale) sur une carte. Comme d’habitude, ils se réfèrent à Johannes Lepsius (1858-1926), oubliant opportunément ses idées d’extrême droite, racistes et antisémites, idées qu’il défendait ouvertement [1], ainsi que la falsification, toujours par Lepsius, du recueil de documents diplomatiques allemands, concernant la question arménienne, qu’il publia en 1919. Cette falsification a été démontrée il y a plus de treize ans par Mustafa Çolak, qui a comparé les originaux avec la version publiée par Lepsius et reproduit certains textes en fac-similé (documents d’archives et version de Lepsius) [2], puis plus récemment par Guenter Lewy [3].

De même, il est désormais bien établi que la défense de Soghomon Tehlirian, l’assassin de Talat Pacha, en 1921, à Berlin, défense à laquelle Lepsius a contribué, reposait sur une biographie entièrement fictive : Tehlirian se présentait comme un homme ayant agi seul, alors qu’il appartenait à un groupe terroriste solidement structuré (Némésis, créé durant l’hiver 1919-1920 par la Fédération révolutionnaire arménienne) ; il disait avoir été témoin du massacre de sa famille, or son père avait déménagé à Belgrade avec lui avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Belgrade où Tehlirian père est décédé de mort naturelle, bien après 1915 ; il prétendait avoir assisté au viol de sa sœur, or il n’a jamais eu de sœur ; il affirmait n’avoir échappé lui-même au massacre que par une chance extraordinaire, or Tehlirian était lui aussi à Belgrade en 1914, et c’est de là qu’il a rejoint l’armée russe : il n’a été témoin d’aucun massacre d’Arméniens en Anatolie orientale et n’a jamais été déplacé de force par l’armée ottomane [4].

Le fait qu’un militant comme Johannes Lepsius, qui croyait dans la supériorité de la « race aryenne » et plaçait cette croyance au centre de sa pensée comme de son action, reste aujourd’hui une référence au Parlement fédéral d’Allemagne est un fait, parmi d’autres bien entendu, qui doit être discuté si l’on veut apprécier l’exacte ampleur de l’évolution qu’a connue la société allemande durant les dernières décennies.

Troublantes menaces de troubles

Au-delà du cas particulier de l’Allemagne, et de l’usage récurrent de Lepsius en dépit de toutes les informations accumulées à son sujet, il existe une tendance à reprendre encore et encore, comme argument d’autorité, des personnalités plus que discutables. Un exemple frappant à cet égard est Zabel Essayan (1878-1943). Essayan est présentée par diverses personnes — comme l’inculte William Armstrong, de l’Hürriyet Daily News —, simplement comme un écrivain et une ottomaniste sincère, donc comme une source fiable. Il va sans dire que ces gens n’ont, en général, jamais travaillé dans un quelconque fonds d’archives. En réalité, Essayan était une extrémiste du nationalisme arménien. Elle représenta la Délégation de l’Arménie intégrale, c’est-à-dire les revendications pour une Arménie du Caucase à Mersin (voir carte), après la Première Guerre mondiale.

Cette délégation était dominée par le parti Ramkavar, une organisation nationaliste à laquelle les officiers français faisaient porter une large part de responsabilité dans les crimes et l’indiscipline de la Légion arménienne, tout particulièrement durant l’année 1919 [5] — une accusation fondée sur les lettres vipérines adressées par la branche égyptienne du Ramkavar, lettres qui « prêchaient la rébellion », contre « la France, cette catin » (sic), et qui furent donc saisies par le bureau de la censure postale [6].
Comprenant, vers le milieu de l’année 1920, que l’occupation française de Cilicie se terminerait sans la création d’un État arménien [7], Essayan se rendit à Istanbul, et, sans réaliser l’effet contre-productif de ses propos, elle menaça le haut-commissaire de la République, Albert Defrance. En cas de retrait, « les Arméniens devront provoquer des troubles et des incidents avec les musulmans, pour obliger les Français, soit à rester, soit à revenir ». Ces mots n’étaient pas sans portée, puisque, comme l’apprit Defrance, « les notables arméniens de Smyrne [İzmir] ont souscrit pour soutenir ou créer des organisations de combat [et] forcer les Français à intervenir [8]. »

D’une façon plus dramatique, le 12 juin 1920, c’est-à-dire quelques semaines avant que Zabel Essayan ne menaçât de « troubles », un groupe d’Arméniens et d’Assyriens avait tué quarante-cinq Turcs, pour la plupart des femmes et des enfants, à Camili, un village situé à proximité d’Adana. Certaines victimes furent « horriblement mutilées [9] ». L’un des principaux responsables fut exécuté sommairement par le lieutenant Jacques Lemaigre Dubreuil et ses hommes [10] ; les vingt-six autres criminels furent condamnés par le conseil de guerre (tribunal militaire d’Adana), dont condamnés à mort et quatre aux travaux forcés à perpétuité [11]. Après ce massacre, les émeutes antiturques dans la ville même d’Adana, notamment celle du 10 juillet 1920, vida presque complètement cette cité de sa majorité musulmane. Complètement exaspéré, l’administrateur français, le colonel Édouard Brémond, ordonna de pendre les criminels arméniens et assyriens sans jugement, en public, et de laisser les cadavres exposés publiquement, en signe d’avertissement pour ceux qui seraient tentés de continuer [12]. Cinq Arméniens et un Assyrien furent exécutés sur la potence, et un sixième Arménien fut abattu en tentant de s’échapper — puisqu’il avait compris qu’il n’avait rien à perdre en essayant de prendre la fuite [13]. De fait, seule cette mesure radicale a pu restaurer, dans une certaine mesure, l’ordre. Au même moment, Paul Bernard, le responsable des finances à l’administration française de Cilicie, confiait sa colère à son journal intime, en des termes qui prennent tout leur sens quand on connaît les menaces d’Essayan : « les Arméniens s’y [en Cilicie et surtout à Adana] installent en maîtres et font ce qu’ils peuvent pour nous compromettre, voilà la vérité [14]. » Suivant la tradition antisémite du nationalisme arménien, et voulant, peut-être, frapper une communauté qui était traditionnellement liée à la France et à l’État ottoman, des pillards arméniens attaquèrent la synagogue d’Adana [15].

Voilà ce qu’était le vrai visage de Zabel Essayan et le contexte de son avertissement donné à Albert Defrance. À la fin, ces menaces furent partiellement mises à exécution, quand les organisations nationalistes arméniennes firent pression sur leurs coreligionnaires — c’est-à-dire sur environ soixante mille personnes — pour qu’ils quittassent la Cilicie avec l’armée française, à la fin de 1921, et ainsi empêcher la coexistence dans la nouvelle Turquie. Or, les kémalistes souhaitaient cette coexistence, d’abord pour des raisons économiques, les chrétiens assurant une part considérable du commerce et de l’artisanat dans la région ; et les autorités françaises pensaient de même, pour des raisons financières, c’est-à-dire à cause du coût, pour le Trésor public, de la réinstallation de tels réfugiés en Syrie et au Liban [16]. En effet, comme l’observa le rapport de la commission française d’évacuation, « Cette substitution des troupes turques aux troupes françaises n’a été nulle part marquée par aucun incident » et « la passation des services se fit d’une façon normale ». Toutefois, « le 9 décembre [1921], les chefs de communautés [religieuses : grégoriens, catholiques, protestants] expliquèrent à Monsieur [Henry] Franklin-Bouillon [négociateur en chef] que même ceux des chrétiens qui étaient disposés à rester se voyaient contraints de fuir, sous peine de voir leur vie menacée » par les extrémistes de leur propre camp [17].

Voilà la raison principale pour laquelle il n’y a presque plus d’Arméniens dans cette région aujourd’hui. La réinstallation forcée de 1915-1916, décidée en tant que mesure contre-insurrectionnelle [18], est une des raisons expliquant les pertes démographiques — morts et migration — qu’ont connues les Arméniens ottomans. C’est loin d’être la seule.
En conséquence, je voudrais dire aux politiciens, aux acteurs et aux chanteurs qui semblent oublier ce qu’est leur véritable rôle : merci de laisser l’histoire aux historiens.

Maxime Gauin

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