Le 20 février 2018, la journaliste britannique Radhika Sanghani a pris à la gorge une injonction corporelle occultée –alors qu’elle devrait se voir comme le nez au milieu de la figure: celle qui enjoint à avoir, pour les femmes en particulier, un petit appendice nasal.
Elle a écrit un article, publié sur le site de Grazia, et partagé un message «body positive» sur Twitter: «Arrêtons de détester nos nez parce qu’ils ne sont pas petits, un peu en trompette et apprenons à les aimer en partageant un selfie de profil.»
Appel entendu
Les internautes ont positivement réagi à l'initiative, et les photos de profil –au sens propre– ont afflué sur le réseau social.
La jeune femme elle-même n’avait pas pronostiqué une telle viralité, a-t-elle relaté dès le lendemain sur le site de la BBC:
«Je ne m’attendais pas à ce que ma campagne pour les grands nez suscite une réaction aussi positive. Je suis accidentellement devenue populaire –mais je peux comprendre pourquoi cela a trouvé un écho parmi mes concitoyens au grand nez.»
Si sa déclaration d’amour aux nez qui sortent de la norme a été si bien accueillie, c’est parce que bon nombre de femmes sont complexées par la forme et la taille de cet organe.
Cette gêne, bien que très répandue parmi la gent féminine, n’a rien de naturel. L’idée selon laquelle les femmes se doivent d’arborer, éventuellement à l’aide d’une rhinoplastie, un petit nez à la Kate Middleton –qui aurait soi-disant une forme parfaite– est une construction sociale.
Écart à la moyenne
Cette norme du petit nez, bien que fortement intégrée au vu des témoignages répondant à Radhika Sanghani, est peu documentée. Nahema Hanafi, maîtresse de conférences en histoire moderne et contemporaine à l’université d’Angers et spécialiste de l'histoire du corps et du genre, indique que, «parmi les normes esthétiques tirées des canons artistiques depuis la Renaissance, le nez n’est pas ce qui ressort comme la grande ligne maîtresse de la féminité, ni de la masculinité; on parle plutôt de la silhouette, des proportions du corps et du teint». Soit.
Reste que «les nez de taille moyenne sont considérés comme plus attirants; à partir du moment où l’on s’écarte des prototypes qui correspondent à la moyenne, cela a un effet négatif sur l’évaluation de l’attirance», fait remarquer Jean-Yves Baudouin, maître de conférences en psychologie cognitive à l’Université Bourgogne Franche-Comté.
«Le fait de s’écarter de la moyenne pourrait être utilisé comme un indicateur plus ou moins fiable de qualité génétique»: un visage dans la moyenne serait une façon d’afficher à autrui qu’on ne présente aucun vice caché.
Stigmatisation culturelle
Il existerait ainsi une petite réalité naturelle qui nous ferait trouver disgracieux tout élément sortant de notre ordinaire. Mais Dame Nature n’est pas la seule responsable de ces diktats: Dame Culture y a aussi grandement mis du sien. «Chaque culture peut associer à ces caractéristiques physiologiques des aspects plus ou moins positifs», ajoute le chercheur.
Le proverbe «Jamais grand nez ne gâta beau visage», qui signifie qu’un léger défaut ne compromet pas une beauté d’ensemble, montre bien qu’un nez de taille importante est considéré comme une imperfection.
Au cours des siècles, le «grand nez» a été utilisé pour alimenter le racisme et l’antisémitisme. Dans son essai Beauté fatale, la journaliste Mona Chollet cite un chirurgien iranien constatant que «Disney a fait un tort considérable au nez persan». On peut ajouter qu’à Hollywood, les actrices à grand nez ne sont pas non plus légion –ce qui n’aide pas à établir une moyenne où l’appendice nasal d’une femme n’a pas forcément une ligne à la Mila Kunis.
Masculinité du gros nez
La technologie à notre disposition a aussi contribué à entretenir ces normes dominantes, note Mona Chollet, s’appuyant sur les recherches de Laurie Essig, sociologue américaine spécialiste de la chirurgie esthétique.
«Dès l’origine, souligne Essig, le projet de la chirurgie esthétique a été celui d’une normalisation tant raciale que sexuelle. Il visait à effacer tous les marqueurs qui cataloguaient un sujet comme “non blanc”, à le délivrer de son corps “dégénéré”, mais aussi à accentuer la différence entre les sexes, dont l’exacerbation était elle-même considérée comme un signe de supériorité raciale.»
Voilà qui explique pourquoi ce critère de beauté nasale touche distinctement les deux sexes.
Certes, le nez n’est pas un critère de différenciation saillant pour déterminer le sexe d’une personne, appuie le docteur en sciences cognitives: «Le nez joue assez peu. Ce sont la texture de la peau, les sourcils et la forme de la mâchoire qui vont permettre de déterminer à partir d’un visage si la personne est un homme ou une femme.» Reste que «les hommes ont tendance à avoir un nez un peu plus gros que celui des femmes. Chez une femme, la masculinité qu’un gros nez peut évoquer va d’autant plus nuire».
Injonctions sexistes
Mais pourquoi seules les femmes au nez fort sont stigmatisées et non les hommes au nez fin? Parce qu’«on peut trouver des différences culturelles importantes en fonction des rôles dévolus à chaque sexe», explique Jean-Yves Baudouin, également co-auteur de l’ouvrage Ce qui est beau… est bien. Psychosociobiologie de la beauté (Presses universitaires de Grenoble, 2013).
Il est intéressant de noter que, en grandissant puis en vieillissant, les modifications morphologiques, comme la fonte des coussinets graisseux des joues à l’adolescence et la révélation subséquente des pommettes et de la mâchoire, vont davantage faire ressortir le nez. «Avoir un petit nez confère une impression de jeunesse au visage.»
Dans un monde où les injonctions de beauté pèsent plus fortement sur les femmes que les hommes, où l’on enjoint les femmes à rester jeunes et fraîches, à prévenir l’apparition des rides à grand renfort de crèmes de jour ou de nuit et à teindre leurs cheveux blancs –tandis que les hommes deviendraient plus «sexy» en prenant de l’âge et des cheveux «poivre et sel», il est logique que les petits nez soient considérés comme le parangon féminin de beauté.
L’historienne Nahema Hanafi signale également que l’«on retrouve des représentations de femmes avec des nez épatés chez les peintres modernes Metsys, Bellotti et Denner: ces nez difformes sont utilisés pour représenter les classes infériorisées, à travers des femmes paysannes et vieillissantes». Femme, pauvre, âgée: le gros nez se trouve à l’intersection de différentes classes sociales discriminées.
Attribut de puissance
Outre cet élixir de jouvence conféré par la petitesse du nez, d’autres caractères moraux typiquement genrés sont associés à la taille du nez. L’adage selon lequel «tout ce qui est petit est mignon» reflète bien la délicatesse et la petitesse –la fragilité et la vulnérabilité en somme– que l’on souhaite associer à la féminité.
À l’inverse, précise Nahema Hanafi, «il y a l’idée, d’une manière un peu populaire, que chez les hommes, un grand nez et de grandes mains signifierait un gros sexe. Un grand nez pourrait ainsi suggérer une forme de puissance particulière, de virilité. Évidemment, chez les femmes, ça ne colle pas».
À cet égard, il n’est pas étonnant que l’image la plus fréquemment associée à la combinaison «femme à grand nez» soit celle de la sorcière: les sorcières des contes au nez crochu souvent surmonté d’une verrue n’étaient autres, dans la réalité, que des femmes qui avaient des connaissances, notamment sur les plantes médicinales –alors que le savoir devait exclusivement rester dans le giron masculin.
Au bûcher les femmes savantes, devenues dans la fiction des individus au cœur sec. «Les sorcières ont le nez crochu, mais aussi les mains crochues et donc l’âme tordue. Le nez ne peut pas être considéré de manière isolée du reste du corps. Il est censé traduire des valeurs morales et des capacités d’action», appuie Nahema Hanafi.
Réification
Pas surprenant non plus que l’on se représente Cléopâtre avec un nez correspondant aux critères de beauté actuels, que ce soit sous les traits d’Elizabeth Taylor ou le crayon d’Albert Uderzo. Pourtant, comme Slate le relatait, «une pièce frappée de son visage montre une femme au nez crochu». Mieux vaut présenter cette reine d’Égypte antique comme une femme séduisante plutôt que puissante.
Faire des femmes –comme ici Cléopâtre– un objet de désir fantasmé vise à ancrer un rapport de pouvoir dans lequel le masculin domine. Utiliser des critères physiques pour stigmatiser la gent féminine s’inscrit dans la même dynamique de réification.
En lançant cet appel collectif sous le mot-dièse #sideprofileselfie, Radhika Sanghani permet de montrer la diversité des nez féminins, mais aussi de déconstruire le stéréotype sous-jacent: celui que les femmes ne peuvent pas avoir la moutarde qui leur monte au (petit et mignon) nez et se doivent de rester de petites choses fragiles et séduisantes.
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